« Moi, je même », splendeur et misère du narcissisme

Jeudi soir 15 mai 2025, les ateliers théâtre du Lycée et du collège de Terrasson se sont rejoints pour une première présentant deux spectacles sur la thématique de l’image de soi, et le moins que l’on puisse dire est qu’ils ont transporté le public par leur jeu, plein d’élan et de justesse, sous-tendu par un dense travail de réflexion donnant forme, force et sens à leur présence scénique.

Si les collégiens ont ouvert la soirée avec un extrait de la pièce qu’ils joueront en intégralité les 5 et 6 juin 2025, « Hubert au miroir » de Dominique Richard, les lycéens, 26 au total, ont interprété « Le moche » de Marius von Mayenburg publié en 2008 et récemment joué à la Comédie Française, (du 27 mars au 4 mai dernier), dans une mise en scène d’Aurélien Hamard-Padis.

Le choix du titre donné par les lycéens à leur spectacle : « Moi, je même » met en relief la complexe et coûteuse duplicité de l’amour de soi, tant notre identité doit au regard des autres. Ils investissent alors en forme de dystopie tous les axes contemporains de cette problématique, à partir du fil rouge que constitue l’histoire du  personnage central de l’oeuvre, Lette, ingénieur plein de talent qui découvre pourquoi le patron de son entreprise, Mr Scheffler, refuse de l’envoyer présenter son dernier brevet, le connecteur modulaire 2CK au Congrès des brevets de Franckfort : il est trop « moche », de l’avis de tous!

Acculé à changer de visage par la chirurgie d’un expert mondial de reconstruction faciale, Lette, qui en a, en tremblant, signé la demande irréversible, devient l’être parfait que tous désirent… Mais qu’en sera-t-il de lui, de sa relation à sa femme, aux femmes, et à lui-même lorsque son visage parfait sera devenu la norme de la beauté répétée à l’envi par clonage autour de lui?

En une succession de tableaux et de jeux scéniques époustouflants de force expressive, alliant aux miroirs, aux images videos, et aux citations cinématographiques, une puissante bande sonore, le spectacle  explore les principaux pouvoirs des réseaux numériques, scientifiques et marchands sans oublier les ressources de l’IA, par où notre société s’empare de nos identités au risque d’irrémédiables blessures, montrant de quelle violence mortelle, Narcisse, cité au début de la pièce dans le texte d’Ovide, se trouve captif.

Et l’on mesure l’intérêt de faire jouer cette oeuvre à des adolescents particulièrement sensibles à leur image en pleine quête de soi. Qui suis-je? Moi? Le même que moi, dans l’ipséité du « moi-même » ou le même que les autres, qui me font m’aimer ou me haïr selon le miroir qu’ils me tendent et qui ont tant de pouvoir sur moi que je veux me conformer à leur désir, être leur « idem » au risque de me perdre ? Au-delà d’une lecture au niveau individuel et social, cependant, cette oeuvre porte en elle une dimension politique, car c’est bien du narcissisme, réifié en relais dans les réseaux sociaux ou incarné dans un tribun, que naissent les régimes d’oppression, la montée des fascismes.

Rappelons qu’un tel spectacle, pensé et mis en place collectivement,  est dû à la qualité d’investissement des élèves et des enseignants autour de Fabien Bassot, directeur artistique de la Cie Lazzi Zanni, guide de l’atelier théâtre du lycée depuis 29 ans. Et quel guide! Peu de gens sont à ce point riches de culture et ouverts à l’invention dans une telle simplicité, avec le souci constant de « développer l’envie de créer ensemble ».

Défenseur et serviteur du théâtre en milieu scolaire, il en cultive la puissance éducative, car, oui,  le théâtre aide à grandir en invitant par la fiction à penser le monde où nous vivons.  « Chaque spectacle », dit-il, » est un voyage expérimental duquel chacune et chacun ressort plus critique, plus riche et plus libre ». Nul doute que ce travail, qui a nécessité beaucoup de réflexion constitue pour les lycéens une expérience d’une rare profondeur, et qui sera féconde pour eux, leurs vies durant.

Le même spectacle est proposé ce soir vendredi 16 mai (mais c’est complet) et demain samedi 17 mai à 20h30 au centre culturel de Terrasson.

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