15
Fév
2023

Albert Rouet : le christianisme, connaissez-vous ?

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Terrasson - Société

Retour sur la rencontre-débat de l'Ares sur le thème : "Le Christianisme, connaissez-vous ?" qui a eu lieu au Lardin-Saint-Lazare (24) le 8 février 2023 : prise de parole de Mgr Albert Rouet...    

"Le Christianisme, Connaissez-vous ?  

Dans le cadre de vos découvertes des religions, vous m’avez demandé une présentation du christianisme. Vous supposez donc que j’y connaisse quelque chose, tant à partir du métier que j’ai exercé (prêtre depuis 60 ans et évêque pendant 37 années) que de la foi que j’espère avoir. Je l’espère, car nul ne peut affirmer qu’il « a la foi » : cette affirmation relève de celui à qui s’adresse la foi et non de celui qui pense croire.

J’ai volontiers accepté votre proposition, à cause de la qualité des échanges auxquels j’ai participé avec vous. D’emblée, je dois présenter deux frontières à mon intervention :

- 1 - Bien entendu, je ne me livrerai à aucun prosélytisme, pour m’en tenir à une sobre présentation. Ce ne sera pas davantage un témoignage de ce que je crois. Ce lieu n’est pas un étalage de mes convictions. Bien qu’une totale objectivité reste impossible, et peut-être même pas souhaitable puisqu’une empathie est nécessaire pour aborder un tel sujet, je m’efforcerai de garder une rigueur d’analyse et une réserve dans mes propos. J’entends évidemment respecter les différences et ne heurter nul d’entre vous.

- 2 - Sous le terme générique de « christianisme », se tiennent bien des groupes religieux divers : l’Orthodoxie, les Eglises de la Réforme, le Catholicisme, les Communautés évangéliques, et tant d’autres... Il est impossible de les aborder séparément. Bien que des dissidences se soient manifestées dès le début - les textes du Nouveau Testament (la partie de la Bible propre aux chrétiens) - le montrent. Par convention, je m’en tiendrai à ce que l’antiquité appelait « la Grande Eglise », c'est-à-dire celle qui s’est constituée du IIème au IVème siècle et qui demeure un socle commun aux différentes communautés chrétiennes. Ces réserves faites, comment avancer ? C’est là, dans le plan, que les convictions de l’intervenant laissent apparaître leur position et leurs choix ! Vous êtes avertis : un autre aurait procédé autrement. Je vais avancer en quatre étapes :
1. Continuité et rupture dans la personne de Jésus-Christ
2. Priorité aux relations
3. Une foi en marche
4. Une espérance pour le monde

1. Continuité et rupture dans la personne de Jésus-Christ

On doit au Livre des Actes des Apôtres, écrit dans les années 80, de nous apprendre que les non-chrétiens appelaient les disciples de Jésus de Nazareth les chrétiens (Ac 11,26). Ce qualificatif est banalisé. En soi, il constitue un acte de foi, car il signifie que Jésus de Nazareth est tenu pour le Messie, le Christ, annoncé et espéré par Israël. On peut dire que la base de la foi se résume à un tiret, celui qui relie l’homme Jésus de Galilée au Christ promis : Jésus-Christ. Car on peut tout à fait accepter l’existence d’un homme nommé Jésus de Nazareth, connu comme on connaît d’autres personnages antiques, sans croire en lui. J’ai des amis historiens sérieux pour qui l’existence de Jésus ne pose aucun problème, et qui sont totalement incroyants. La foi commence quand on admet que ce Jésus est bien l’Envoyé promis par Dieu. On dira qu’il est plus qu’un prophète ou qu’un sage. Il est appelé le Fils de Dieu - nous y reviendrons - et ce, dès les premiers textes, ceux des années 50. Il bénéficie du titre de Seigneur attribué à Dieu (1 Th 1,1.10 - premier ouvrage chrétien). On peut même en trouver des attestations une dizaine d’années plus anciennes (la « tradition » de 1 Co 11,23).

Clairement donc, le mouvement de Jésus apparaît dans le Judaïsme. Celui-ci, au 1er siècle de notre ère, se centrait sur un monothéisme strict exprimé dans la Loi donnée à Moïse. Mais il se manifestait par une grande diversité de pratiques parmi les communautés juives disséminées dans l’empire romain où vivaient la grande majorité des Israélites. Il n’y avait aucune unanimité sur la forme que devait prendre le Messie : un descendant du roi David ? un prophète ? un juge ou un prêtre ? Dans ce cadre, le surgissement d’une nouvelle tendance n’aurait pas surpris. La continuité s’affirmera encore au IIème siècle quand les Eglises, devenues majoritairement d’origine païenne, tinrent à garder les Ecritures juives.

La rupture se fit sur trois points principaux :
- 1 - Sur le style de vie du Christ, c'est-à-dire sur la manière dont il veut être reconnu comme l’Envoyé de Dieu. Il ne reprend complètement à son compte aucune des figures attendues. Il ne prétend même par réformer le judaïsme, sinon sur des points déjà en débat entre écoles. Il fait autre chose d’inouï : il se livre, il se donne. La croix - car c’est d’elle qu’il s’agit - doit être comprise à deux niveaux. Au plan des événements, la crucifixion est une mise à mort politiquement réservée aux résistants, aux hors-la-loi et aux esclaves. Les autorités de Jérusalem ont tout fait pour transformer un procès religieux en procédure politique. La croix était un scandale public. Pour l’expliquer, les premiers prédicateurs chrétiens ont eu recours à la figure du Serviteur souffrant du prophète Isaïe. Mais, au-delà de ces faits, Jésus a voulu se donner jusqu’au bout. Il le devait, écrivent les évangélistes. Car Dieu n’est, à ses yeux, ni un potentat, ni un juge, mais un Père. Et un père donne la vie. C’est dans cette logique que Jésus livre la sienne. La résurrection n’est alors ni une revanche, encore moins une publicité. La possibilité d’une résurrection était très loin d’être partout acceptée en Israël. La fête de Pâques dévoile qu’en se donnant, Jésus est le Vivant à l’extrême. Le tombeau vide, le corps absent, coupent les généalogies et arrêtent les instincts de domination. Dieu se rend présent non par un pouvoir qui s’impose, mais par une autorité qui fait grandir des libertés adultes.

- 2 - L’appel à tous les peuples : l’empire romain n’était pas uniforme. Il respectait les coutumes et les règles locales. Les Juifs bénéficiaient de règlements particuliers. Il faut se représenter cet empire comme une juxtaposition de peuples, une mosaïque de cités. Les villes se scindaient en quartiers, en associations, chacun avec son culte propre. Seules les classes fortunées et intellectuelles pensaient à une divinité unique connue sous des formes et des noms divers, aisément traduisible et transposable d’une culture à l’autre. C’est ce qu’on appelle l’énothéisme - Dieu en un. Aussi bien du côté juif que du côté païen, un appel à tous les hommes, surtout aux plus petits et aux plus misérables, était rigoureusement impensable. Or la générosité de Jésus s’adresse à tous, même aux païens. L’apôtre Paul le comprendra parfaitement, lui qui a, même sur le plan littéraire, lancé l’usage habituel du mot « frère ».

- 3 - La priorité à la personne : le mot « personne » au sens d’un être unique doué de facultés intellectuelles et morales a été inventé par le christianisme. Dans les sociétés antiques, la religion omniprésente plaçait l’individu dans la stricte dépendance du chef de son clan ou de sa famille. Seuls les hommes ne dépendant d’aucune sujétion de condition, de travail ou de commerce constituaient le corps des citoyens libres, citoyens d’une cité qu’ils administraient ou, plus rarement au 1er siècle, citoyens de l’empire romain (Paul avait les deux titres). En outre, la généralisation du clientélisme plaçait la majorité de la population sous la coupe de « patrons » riches, puissants et influents. Les évangiles témoignent - et le fait est assez surprenant pour remonter à Jésus lui-même - d’une totale liberté devant cette construction sociale. Des femmes suivent Jésus tout au long de son ministère. Une commerçante, propriétaire d’un négoce de luxe, devient même la responsable de la communauté de Philippes fondée par Paul. Des esclaves participent librement aux réunions des fidèles (Ga 3,28). Paul refuse que l’Eglise de Corinthe se structure sur le modèle du patronat avec des « clients » à leur service.

D’où vient une si grande initiative ? De ce que la foi a changé de contenu et de signification. Les religions païennes s’attachaient à la signification (paroles, gestes, dates, lieux...) et très peu au contenu théologique. Le judaïsme possédait un fort contenu historique (depuis l’Exode), théologique (la loi donnée à Moïse, le monothéisme...) et admettait des significations diverses. Le christianisme place au centre l’adhésion personnelle à Jésus-Christ, fût-ce au prix d’une rupture avec les siens (Mt 10,34-35). Il promeut une liberté de décision dans le domaine des convictions intimes. Le rapport d’une personne avec le Christ prime sur son inscription sociale, par le plus intime d’elle-même. A la sage condition de ne pas perturber, par des revendications excessives, la paix sociale déjà assez troublée (Rm 13,1-2). C’est donc une vie intérieure qui est ainsi développée. Il est clair que le christianisme naissant ne s’inscrit pas facilement dans le cadre des religions habituelles à cette époque. Les réunions de prière se passent dans des maisons privées. L’entourage ne remarque que l’absence des chrétiens aux cérémonies publiques. Il les accuse donc d’être « asociaux », « impies et athées ». Comme la foi ne se garde pas de manière éthérée, les communautés chrétiennes ont très tôt partagé des éléments religieux : une doctrine (le dépôt de la foi : 2 Tm 1,14), des célébrations (baptême et eucharistie, réunions du dimanche), des cadres responsables et même le partage des biens (Rm 15,27). Le christianisme ne répond pas entièrement à la perception antique des religions. Quelle est donc sa principale nouveauté ?

2. Priorité aux relations

L’attention accordée aux personnes conduit au point qui est la nouveauté la plus essentielle apportée par Jésus de Nazareth : un nouveau style de relations entre les hommes, au sein des communautés chrétiennes et jusqu’à Dieu tel que le Christ en parle. Ne pensons cependant pas qu’il aurait existé un âge d’or de la primitive Eglise. La fameuse phrase au sujet des chrétiens « Voyez comme ils s’aiment » ne se trouve pas dans le Nouveau Testament. Elle provient de Tertullien, un auteur du début du IIIème siècle. Les Ecritures chrétiennes ne cachent rien des conflits de pouvoir, des déviations doctrinales, ni même des défections. Le commandement laissé par Jésus « Aimez-vous les uns les autres » a pu nourrir l’égoïsme de groupes antagonistes. Au fond, il n’y a jamais eu qu’un seul chrétien, le Christ. L’ivraie et le bon grain sont inextricablement mêlés, ainsi que le souligne l’évangile de Matthieu. En fait, le problème n’est pas de savoir si les chrétiens posséderaient le monopole des vertus, nous savons bien que non. Il consiste à savoir si ce qu’ils disent est vraiment bon, un Evangile.

Examinons les trois domaines où Jésus propose un nouveau style de relations.
1) Des relations vraiment humaines : dans ces sociétés antiques fortement pyramidales et inégalitaires, chacun était conduit à « tenir son rang » (pour les notables) ou à « rester à sa place » (pour les autres). Les promotions spectaculaires étaient rares. La vie religieuse se montrait foncièrement hiérarchisée : le grand prêtre juif était également le chef de son peuple, et, depuis César Auguste (- 27 à + 14), l’empereur était aussi le Souverain Pontife. Dans ce monde, Jésus donne son attention, son temps et ses soins aux plus petites gens, les malades, les infirmes, les veuves..., car Dieu « veut qu’aucun de ces petits ne soit perdu » (Mt 18,14). Il va même jusqu’à réintroduire dans le temple de Jérusalem, lieu qui leur était interdit, des aveugles et des boiteux (Mt 21,14). La sacralité des lieux s’efface devant la dignité des personnes.

A sa suite, Paul accorde à tout chrétien la qualité d’homme libre (Ga 5,1), c’est-à-dire le droit de participer en responsabilité à la vie de sa communauté. Il demande même de savoir apprendre des qualités des païens (Ph 4,8). De manière radicale, l’épître de Jacques condamne les discriminations, la ségrégation envers les pauvres (2,1-17) et les injustices sociales (5,4-6). Devenir humain est un travail qui s’effectue ensemble car « Vous êtes tous frères » (Mt 23,8). Pour Matthieu encore, les Nations seront jugées sur leur attitude envers les affamés, les assoiffés, les dénudés, les exilés, les malades et les prisonniers. Ce qu’on appelle la charité ne désigne pas un sentiment, une affection émotive, mais l’engagement à faire vivre l’autre. Celui-ci a le droit d’exister en homme véritable, même s’il s’agit d’un ennemi (Mt 5,44). Ainsi, par ces relations, se tissent de nouvelles relations humanisantes.

2) Dans les communautés chrétiennes : Il faut d’abord se représenter leur éparpillement géographique. Mouvement d’origine rurale, le christianisme s’est très vite implanté en ville. Des réseaux de communautés se sont constitués autour de la figure d’un apôtre : Pierre, Paul, Jean (de l’Apocalypse)... Par conséquent, chaque réseau possède sa physionomie particulière (langue, style liturgique, accents théologiques) et la question des relations se pose entre ces différents regroupements. Un intense travail de relations s’établit alors afin d’assurer la fidélité au Christ. L’unité apparaît plus comme la règle de cette fidélité que comme l’imposition d’une uniformité. C’est dans ce contexte que surgit la question des responsabilités, donc du pouvoir. Qui allait gérer les relations entre les Eglises, ainsi que Paul l’avait fait ? Autrement dit, qui pouvait servir de courroie de transmission entre groupes chrétiens sans altérer la vie locale ? Ces questions ne sont pas facilement résolues, d’autant plus que le christianisme s’implante dans les cultures de l’Empire : Egypte, Arabie, Syrie, Perse... avec des langues et des usages particuliers. Il semble bien que les
villes, carrefours de routes, aient été en charge de fournir les itinérants qui visitent les cités voisines. Ces « évêques » se connaissent, se visitent et se réunissent. Ils servent aussi de pôle d’unité pour un territoire. Ils s’accordent sur les textes qu’ils reçoivent et ceux qu’ils rejettent. Les ministères - les services - naissent ainsi.

Le point important est la reconnaissance d’une communion des Eglises diverses qui s’accordent sur la foi, son contenu et son expression, par des liens mutuels. Ce n’est que plus tard que l’unité sera comprise comme un vaste ensemble unifié. Cela ne se fit pas sans heurts ni rivalités, certes, et la pesanteur institutionnelle de l’Empire civil pesa lourdement pour homogénéiser l’existence des communautés.

3) Dieu est relation : Nous sommes trop bavards au sujet de Dieu. Jésus s’est montré beaucoup plus discret. Comme il le rappelle aux prêtres de Jérusalem « Vous ne connaissez pas mon Père » (Jn Page 6 sur 10 8,19), ce Père auquel il se réfère constamment. Jésus se tourne de manière ininterrompue vers lui, sans jamais dénuder son visage. Avec lui, il entretient une relation intime. Plus encore, il révèle les relations que ce Père entretient avec les autres humains. Jésus dit même qu’il est cette relation que Dieu envoie aux hommes qu’il aime. Il s’inclut dans le dessein de Dieu sur l’humanité. Il en est plus que le serviteur. Il participe totalement à ce projet d’alliance entre Dieu et l’humanité, en auteur. Une telle collaboration entre Jésus et celui qu’il appelle son Père conduit à établir entre eux un rapport différent de celui de Créateur à créature. Très tôt, bien avant de savoir adéquatement le décrire (autant qu’on le peut), les chrétiens ont perçu que le Dieu unique n’était pas un grand solitaire enfermé dans sa superbe, son autonomie... et son isolement : un être incapable de partage et de communion. Que ce Dieu soit unique n’était pas en cause. Mais à l’intérieur de lui-même, dans sa vie profonde, son unité était-elle si compacte qu’elle confinait à l’incapacité d’aimer, par solitude, avec ce que ce verbe comporte de don entier de soi à un égal qui le lui rende ? La vie de Jésus de Nazareth a permis aux chrétiens de remonter, à partir de son existence relationnelle parmi les hommes, jusqu’à la relation que sa personne entretenait avec le Père. Dieu est une intense unité de relations. Plus tard, sera composé le mot technique de Trinité : une communion du Père et du Fils égale dans l’Esprit (et non dans la concurrence). Par conséquent, le point essentiel n’est pas de savoir si nous, les hommes, décernons - ou non - à Jésus un titre divin dont nous serions les dispensateurs autorisés. Il est de recevoir ce visage de Dieu, cette révélation d’un Dieu inouï que le Christ nous livre. Et il nous le livre en se livrant lui-même. C’est le cœur de la foi chrétienne.

3. Une foi en marche

Accepter de suivre le Christ, recevoir son message, continuer ses engagements - c'est-à-dire une conversion, avec une doctrine et des actes - définissent la foi. Elle n’est pas une opinion probable ni une assurance psychologique, mais bien un style de vie qui concerne toute la personne. On ne naît pas chrétien, contrairement à d’autres religions, on le devient. En hébreu, le verbe croire se dit aman (qui a donné amen, c’est vrai) dont le sens premier signifie « creuser des fondations, s’appuyer sur... ».

Reprenons les trois instances de la foi.
1) Une conversion : après vingt siècles de christianisme, en France, être chrétien n’est pas une surprise ! Pour beaucoup, on l’est comme tout le monde, c’est-à-dire comme personne. Ce christianisme sans conversion (on le trouve dans son berceau) ne soulève ni étonnement ni merveille. On se contente de penser qu’il y a un dieu : on est fondamentalement déiste et accessoirement chrétien. Devenir chrétien demande plus que d’accepter une philosophie ou de suivre une morale déjà établie. Cela exige des retournements d’opinion et des changements de comportement. Les écrits pauliniens parlent d’abandonner le vieil homme pour revêtir l’homme nouveau. Il s’agit donc d’un renouvellement de la personne elle-même, causé avant tout par l’irruption du Christ dans une existence humaine. La conversion, plus qu’une décision personnelle, provient de la rencontre du Christ. Un tel acte n’est nécessairement ni spectaculaire ni subit. Quelle que soit la forme que prend cette reconnaissance, elle place une existence sous l’influence du don qui est fait, ce qu’on appelle la grâce. De ce fait, une conversion entraîne à une vie nouvelle qui s’étend au long de l’histoire d’une vie. On est chrétien pour le devenir de plus en plus.
A strictement parler, quand on se dit chrétien, on pose ce fait comme une exigence à le devenir un peu mieux, dans le but de faire un avec le Christ. On n’est jamais définitivement établi dans un état assuré et une possession. Le grand exemple de ce mouvement est fourni par l’histoire de l’apôtre Pierre. Etabli à la tête du groupe des Douze, il trahit son maître. L’Eglise ne lui est confiée qu’après que Jésus lui a accordé son pardon. Par conséquent, cette Eglise est fondée sur un premier pape qui est un pécheur pardonné. Loin d’être une facilité qui excuserait tout au mépris de la justice, ce pardon annonce que Dieu ne ferme pas les portes, que le don repart au-delà des trahisons et des blocages. Dieu n’arrête pas l’élan de la rencontre : telle est sa fidélité. Elle s’enracine dans la proximité du Christ avec tous les éléments de la vie humaine, y compris la mort, jusqu’à la résurrection. L’incarnation du Fils conduit le chrétien à implanter l’Evangile dans les différents aspects de son histoire. Le christianisme est une marche.

2) Un corps doctrinal : aujourd’hui, la doctrine est mal vue parce qu’on l’identifie à des dogmes contraignants, coercitifs même, qui emprisonneraient la liberté de conscience et la recherche largement ouverte. Condamnée à la répétition, voire à la violence, la doctrine surveillerait une stricte logique de déduction de ses axiomes, sans autoriser le moindre écart ni la plus petite nouveauté. Ce tableau négatif décrit un portrait à charge qui, malheureusement, ne manque pas de références historiques. Pour une grande part, les excès dénoncés émanent de la conception de l’unité dont nous avons déjà parlé : un seul empire, une même cohésion, une pensée unique. Ce présupposé confond la foi comme adhésion à la personne du Christ, et l’expression diversifiée de cette foi. L’avantage de cette confusion est psychologique : il donne des assurances, il protège par des certitudes. Ainsi le doute est évacué et tenu pour coupable. Qu’en est-il ? L’enseignement fut une activité principale de Jésus et de ses disciples. Croire sans savoir reviendrait à confier son existence à la versatilité des sentiments, aux émotions de l’opinion, à la superstition de l’inconnu. « Je sais en qui j’ai cru » écrit s. Paul (2 Tm 1,12) : il y a une intelligence de la foi. Sans elle, la conscience de croire se perd. Surtout, la connaissance du Christ tombe dans les brouillards d’incertaines représentations. La primitive Eglise a dû lutter sans cesse pour que la fidélité au Christ ne se dissolve pas dans des intrigues philosophiques ou mythologiques.

La foi compose une doctrine énoncée et admise par tous les croyants, en expression de leur communion dans le Christ. L’énoncé de la foi se trouve dans les Ecritures sur lesquelles les Eglises se sont mises d’accord, en particulier pour les lectures liturgiques et l’instruction chrétienne. A partir des erreurs de lecture des textes, sont apparues des expressions déviantes de la foi. Les Eglises ont été conduites à préciser quelles étaient les lectures erronées et celles qui erraient, en posant des décrets qu’on appelle des dogmes. Mais, et le point est décisif, ces dogmes sont toujours exprimés négativement : ils tracent les limites au-delà desquelles on quitte le terrain de la foi. A l’intérieur de cet espace croyant, ils laissent l’entière possibilité de présenter la foi selon des cultures et des théologies différentes. Ainsi, définir que le Christ est « vrai homme » ne dit rien sur ce qu’on peut appeler un « homme ». Il suffit donc qu’une culture applique au Christ ce qu’elle entend par « homme » pour qu’elle respecte la foi. Il serait très grave de confondre la foi avec les théologies.

En outre, le côté universaliste du christianisme le conduit, pour annoncer le Christ, à le présenter dans un style compréhensible aux différentes civilisations. On l’a déjà vu. Mais ce devoir d’acculturation présente inévitablement une difficulté. Aucune culture n’épuise la totalité de ce qu’est un humain, ni l’ensemble du christianisme. Une présentation n’échappe pas au risque d’une limitation. Ainsi l’ouverture au monde grec a entraîné l’adoption d’une philosophie particulière ; l’inscription dans l’empire byzantin a suscité une conception hégémonique de l’unité... Ces limitations pèsent encore aujourd’hui où le christianisme apparaît comme trop lié à l’Occident. A vrai dire, le plus grave ne se tient pas dans le fait que ces adaptations se soient produites dans l’histoire - ne commettons pas d’anachronisme. Le plus gênant, c’est le maintien et la survie de ces présentations, alors qu’ont disparu les anciennes cultures et leur mode de pensée. Le christianisme est toujours à repenser à frais nouveaux. C’est également vrai au plan personnel. Si on fait de la foi un objet hors de soi, auquel on tient comme à un bijou ; si l’on s’identifie à une présentation de la foi comme à une noble ascendance ; enfin si l’on s’empare de la foi comme d’une arme pour protéger son identité et rejeter les autres par son ambition hégémonique, alors la foi dégénère en idéologie violente. Son utilisation sociale ou psychologique se cache derrière le nom de Jésus-Christ, elle l’utilise mais ne s’y livre pas. Ce n’est plus une adhésion qui se confie à l’Evangile, mais une exploitation égoïste. Tout au contraire, la foi reste pauvre, car elle se reconnaît placée sous la grâce. En tant que relation dans l’histoire du croyant, elle connaît les avancées, les piétinements, les doutes qui décapent et les discrétions amoureuses. En ce sens, la foi reste sans cesse à découvrir : une marche, oui, mais son axe lui est indiqué par Celui qui apparaît, imprévisible, dans l’aube du matin (Jn 21,4).

3) Des actes qui engagent : si décisif que soit l’aspect doctrinal, la tentation de l’idéologie le menace toujours, s’il ne s’incarne pas dans des actions réelles. Le croyant ne peut vivre autrement que le Christ qui habite en lui (1 Jn 2,6). Il doit donc faire vivre les autres, devenir une source de vie. Sinon sa foi est morte (Jc 2,17). L’histoire récente du christianisme identifie, en un résumé traître, la pratique avec l’assistance à la messe dominicale et la morale à un comportement individuel codifié (entendons par là la sexualité). Cette pratique minimale n’attire plus et cette morale rebute. La situation actuelle le manifeste. Les premières Eglises attendaient de leurs membres une vie communautaire vraiment partagée par tous, une prière inscrite dans leur existence quotidienne et un comportement qui tranche avec leur entourage. Ce style de vie se caractérisait par une sobriété dans la consommation, par une attention aux plus humbles, par un accueil et une bienveillance envers les autres. La fidélité conjugale, le respect des enfants, la justice dans les affaires et la méfiance envers l’argent : ces vertus, pas toujours respectées par tous les membres des communautés, étaient constamment rappelées par les textes. C’est le signe d’un effort sans cesse repris pour que la vie chrétienne apparaisse lumineuse. Tel serait d’ailleurs le sens de la morale. Non pas une liste de choses permises ou défendues suivant l’anonymat logique d’une loi, mais bien une lumière qui éclaire graduellement la marche d’une vie. Une lumière qui fasse vivre, heureux selon les béatitudes. Pour relancer et soutenir cet essor de la vie chrétienne, les sacrements, compris comme des dons du Christ à son Eglise, unissent les croyants de plus en plus intimement à la vie de fils de Dieu.

4) Une espérance pour le monde

La foi chrétienne n’a pas pour but de faire de belles âmes, mais de construire un monde nouveau. Le christianisme se place dans la lignée des prophètes de l’Ancien Testament : Dieu a confié aux hommes l’ensemble de la création. Si Créateur en reste le Roi, le Propriétaire et le Maître (selon les images utilisées), donc la référence ultime, les hommes gèrent et organisent ce monde dans l’esprit avec lequel Dieu le leur a remis. L’histoire humaine a pour objet d’humaniser la création, ce qui ne peut se faire sans la collaboration des hommes. Cette histoire, malgré ses folies et ses violences, est le lieu où l’homme est appelé à devenir humain, ce qui est tout autre chose que les avancées techniques. Un mot résume ce projet : la fraternité.

De même que l’appartenance à l’Eglise précède la vie croyante individuelle, ainsi la morale sociale sert de socle et de cadre à la morale privée. Un mot revient sans cesse dans les propos bibliques à ce sujet : la justice. En réaction aux revendications sociales, certains courants chrétiens ont vu dans la justice uniquement la reconnaissance de Dieu, indépendamment de la bonne relation aux autres humains. Une telle distinction n’a aucun sens pour la Bible. On ne saurait honorer Dieu en
méprisant un frère que Dieu aime (Jc 1,27).

Les exigences sociales de la morale biblique sont triples : 1) L’unité du genre humain dont veut rendre compte le mythe d’Adam et d’Eve ; 2) La destination universelle des biens de la terre, condamnant ainsi toute appropriation ; 3) La redistribution équitable des productions. Il est bien évident que ces principes se heurtent constamment à l’inhumanité des monopoles, de l’appétit de l’argent et du pouvoir. Les moyens et les chemins pour arriver à la fraternité biblique dépendent des analyses et des objectifs immédiats qu’établissent les différentes positions politiques. Le résultat final n’arrivera pas sans médiation. Le but ultime est l’espérance de l’histoire. La Bible l’appelle le Royaume / le Règne de Dieu. Ce n’est pas un autre monde plus ou moins utopique. Il s’agit bien de ce monde-ci (il n’y en a qu’un) mais autrement. Un monde humanisé, c’est-à-dire fraternel. Dans l’histoire de cette évolution, bien des hommes non-chrétiens, voire incroyants, s’engagent pour la paix, pour la justice, pour la fraternité. Ils œuvrent sans le savoir pour ce Royaume, car les qualités dont ils font preuve sont « christiques », marquées par l’orientation voulue par le Christ. Les chrétiens, eux, ont charge de reconnaître la pertinence et la justesse absolues de ces orientations. Elles sont divines. C’est pourquoi aucun parti politique ne peut revendiquer une quelconque exclusivité à parler au nom de l’Eglise ou de la foi chrétienne. De ce fait, la laïcité, comme cadre d’exercice de l’Etat, avec la reconnaissance des droits égaux pour les diverses opinions (et non leur effacement) constitue un réel avantage qui évite les concurrences. L’Eglise ne revendique aucun pouvoir sur la société. Il lui suffit de participer aux dialogues et aux efforts pour une société plus juste. Finalement, ce Royaume de justice, de paix, de fraternité juge une société à partir des efforts réels qu’elle consent à fournir en ces domaines. Il n’est rien de plus exigeant que l’espérance.

Il n’y aura pas de conclusion. La seule qui serait possible, mais elle nous échappe, serait que les chrétiens deviennent vraiment chrétiens. Aussi laissons le dernier mot à une phrase de l’évangile de s. Matthieu : « Il ne suffit pas de me dire : Seigneur ! Seigneur ! pour entrer dans le Royaume des cieux. Il faut faire la volonté de mon Père » (7,21)".

Albert Rouet